CHAPITRE VI
La plus effroyable panique déferla sur les peuples. Jamais, de mémoire d’homme, un tel bouleversement ne mit en émoi la surface du globe. Les habitants se barricadaient chez eux et certains, tenaillés par une folle terreur, n’ouvraient même plus leur porte aux services qui leur assuraient le ravitaillement.
On vivait dans la plus complète désorganisation, malgré les incessants appels au calme lancés par les gouvernements, des appels réitérés, et qui grésillaient dans les postes de téléradio. Mais ceux qui les lançaient n’étaient-ils pas atteints, eux aussi, par la folie générale ? Leurs visages, sur les écrans téléviseurs, trahissaient le contraire de ce qu’ils disaient. Leurs voix étaient sourdes. Ils avaient hâte d’avoir terminé leurs appels, de rentrer chez eux et de s’y barricader, comme les autres ; hâte de fuir l’épouvantable cauchemar qui entrait dans les cervelles et y produisait de terribles ravages.
Cependant, dans cet immense frémissement qui secouait la planète, prise soudain d’une fièvre intense, des hommes luttaient pour endiguer le fléau.
Ils luttaient de leurs pauvres forces d’hommes, des forces qui n’étaient pas du tout à la hauteur des événements. Ils luttaient en silence, les dents soudées, les yeux rougis de sommeil.
Au district fédéral de Washington, les coups de téléphone se succédaient. Ils apportaient tous de mauvaises nouvelles. Celles-ci, hélas, ne laissaient pas grand espoir à l’humanité.
Maxwell mâchonnait son éternel cigare, tout en essayant de conserver sa lucidité et sa tête que, depuis quelques jours, on gardait difficilement sur les épaules.
— En résumé, les seuls moyens de locomotion encore praticables sont les voies aériennes. Du moins ont-elles le privilège de demeurer hors d’atteinte de l’agresseur.
Corry se cala dans un fauteuil.
— Ce qui, en définitive, revient à dire que l’ennemi ne se déplace que sur le sol. Notre champ d’investigation est donc réduit.
— Réduit ! hurla Maxwell en abattant son poing sur la table. Allez donc dire cela au peuple pour le rassurer… Voyons, Corry, ce champ est encore trop vaste. Et quand bien même… Nous luttons contre l’Invisible, contre une arme invisible !
Mac-Corry haussa les épaules. Il sortit d’un tiroir un volumineux dossier, constitué depuis le début de cette effrayante agression, et dans lequel étaient consignées toutes les observations faites à ce sujet.
— Il est rassurant de constater, toutefois, que l’arme terrible dont dispose notre ennemi n’a d’effet que sur le corps de l’homme, qu’il « dématérialise ». Son pouvoir de destruction, en somme, est loin d’atteindre celui de nos bombes à l’hydrogène. Pour se protéger du rayon « désintégrateur de cellules », il suffit donc de se mettre à l’abri derrière un obstacle quelconque.
Maxwell ricana, en observant son chef qui compulsait le dossier.
— Vous faites preuve d’un bel optimisme, Corry. Si notre agresseur était visible, nous aurions déjà gagné la partie. Mais où se mettre à l’abri ? Le rayon frappe là où on ne l’attend pas. L’ennemi s’infiltre partout. Nous sommes traqués, littéralement…
Maxwell dut s’interrompre. Joan entrait, apportant des papiers à signer. Elle avait les yeux rougis, le teint pâle. Elle tremblait au moindre bruit.
Corry apposa plusieurs signatures et lorsque la jeune fille fut partie, Maxwell soupira.
— Pauvre Joan. Elle aurait besoin de repos. Je sens que ses nerfs sont près de lâcher.
— Vous vouliez me dire encore quelque chose tout à l’heure, Maxwell… grommela Mac-Corry en levant vers son adjoint un regard fatigué.
— Oui. Je vous disais que nous étions traqués, et voyez-vous, si nos agresseurs ne cherchent pas la destruction totale de notre planète, ce n’est sans doute pas par manque de moyens.
Le haut fonctionnaire plissa ses paupières lourdes de sommeil qui avaient tendance à se fermer. Un pli amer tira sa bouche.
— Qu’en savez-vous ?
— Voyons, Corry, des gens qui ont mis au point un rayon désintégrateur de cellules, disposent probablement d’une arme dévastatrice. Mais ils ne l’emploient pas volontairement, parce que ce sont des gens intelligents.
— Bravo, Maxwell, ironisa le chef de la police, vous ne manquez pas d’imagination.
— Parfaitement, car si des gens intelligents attaquent notre planète, c’est sans doute dans le but de s’y installer à notre place. Or, pourquoi détruire, alors qu’il est plus facile de s’emparer de tout ce dont nous disposons ? Ainsi nos agresseurs pourront-ils profiter de notre civilisation, lorsque toute la race humaine aura disparu de la surface de la Terre.
Corry étira ses bras. Les os de ses jointures craquèrent.
— Donc, selon vous, Maxwell, nous devons tous y passer ? Cette opération va prendre un certain temps, et j’espère bien que d’ici là, nous aurons découvert un solide moyen de défense.
— Croyez bien, Corry, que je l’espère aussi. De toute façon, nous allons y laisser des plumes !
Mac-Corry se dressa. Son visage exprima une volonté farouche et ses poings se crispèrent.
— Je vais me rendre au centre de recherches biologiques, car je désire avoir un entretien particulier avec Spricey.
Il quitta son bureau et se rendit sur le toit terrasse, sévèrement gardé par un cordon de policiers. Un hélicoptère attendait.
Corry survolait Washington et l’aspect désolé de la ville lui arracha une grimace. Washington, cité trépidante, était déserte, silencieuse. De temps à autre, on percevait le hurlement de sirène d’une auto de la police.
Alors, une patrouille s’élançait dans un immeuble. Mais les recherches s’avéraient infructueuses… C’était déprimant.
Un peu partout, aux Etats-Unis, dans le monde entier, le nombre des victimes augmentait dans des proportions inquiétantes. On le chiffrait déjà par cinquantaine de milliers.
L’hélicoptère se posa sur le toit de l’immeuble qui abritait le centre de recherches biologiques. Quelques secondes plus tard, Corry pénétrait dans le bureau de Spricey.
— Bonjour, Corry, fit le savant la main tendue. Quel bon vent vous amène ?
Le policier serra mollement cette main longue et fine. Il grimaça.
— Vous osez plaisanter, professeur. Le vent de la défaite, si vous voulez tout savoir. Il est urgent que nous découvrions un moyen de défense.
Spricey écarta les bras en signe d’impuissance. Sa blouse blanche lui conférait un air doctoral.
— Mon cher Corry, ce moyen de défense, je suis certain que nous l’avons. Seulement nous ne pouvons pas l’employer parce que nous ne voyons pas notre ennemi. Son invisibilité fait sa force, plus que son arme diabolique. Si nous parvenions, par exemple, à capturer l’un de nos agresseurs, nous étudierions son anatomie et sa phagocytose. Nous pourrions ainsi créer des bactéries pathogènes, que les leucocytes de nos agresseurs ne pourraient digérer.
— Autrement dit, professeur, vous déclencheriez la guerre bactériologique ?
— Exactement. Sans effet sur notre organisme, les bactéries créées dans nos laboratoires seraient ensemencées sur l’ensemble de la planète.
Corry se caressa le menton. Une lueur d’espoir filtra dans son esprit, qui suivait très bien le triomphe du microbe engendré par le génie de l’homme.
— Nous tenterons l’impossible pour capturer l’un de nos envahisseurs. C’est sûrement l’unique chance de sauver l’humanité… En attendant, Spricey, j’étais venu vous voir pour vous demander s’il ne serait pas possible de se protéger, à l’aide d’un scaphandre.
Le biologiste se leva et s’assit négligemment sur le bord du bureau. Sa jambe droite battit la mesure dans le vide…
— J’y ai déjà songé, Corry, et je pense que les actuels vidoscaphes lunaires sont susceptibles de stopper les effets du rayon à « dématérialisation ». Mais avez-vous pensé que notre globe compte deux mille millions d’habitants, environ ? Doter chaque terrien d’un scaphandre demanderait des mois, sinon des années. Et puis réfléchissez, Corry. Nous ne pourrions vivre indéfiniment sous un vidoscaphe. Or, l’agresseur étant toujours présent, la partie serait perdue tout de même. Non, à mon avis, le système défensif ne nous débarrassera pas de notre ennemi. Il faut contre-attaquer.
Le haut fonctionnaire tendit la main au savant et se prépara à prendre congé.
— Vous avez peut-être raison, professeur. Mais cela n’empêche pas de doter l’armée et la police de ces scaphandres et de créer ainsi des équipes spécialisées.
Corry transmit sa demande aux services compétents et il put ainsi obtenir, dans un minimum de temps, une vingtaine de ces vidoscaphes lunaires. La première patrouille munie de combinaisons protectrices venait donc de naître et Corry tint à en prendre le commandement personnel.
Il réunit ses hommes, tous de solides gaillards auxquels il accordait sa confiance, et il prit ainsi la parole :
— Mes amis, notre tâche est lourde. Notre mission est de capturer coûte que coûte l’un de nos agresseurs. Jusqu’à présent, personne n’a réussi à approcher – ou du moins à palper – les hommes invisibles. D’ailleurs, cet audacieux serait tombé immédiatement en poussière. Soyons fiers, Messieurs, de nos costumes protecteurs, mais ne crions pas encore au miracle. Aucune expérience, en effet, n’a prouvé l’efficacité des vidoscaphes contre le rayon mortel. Ayons confiance, ce sera un atout précieux.
Corry s’arrêta quelques instants de parler et scruta le visage de ses hommes. Aucun d’eux ne tressaillit. Ils acceptaient crânement leur chance, car ils savaient que d’eux, peut-être, viendrait le salut.
— Nous sommes prêts à nous porter sur un point du territoire, poursuivit le chef de la police, dès que l’agresseur manifestera sa présence dans un grand centre. Car vous ne l’ignorez pas. Des réseaux de fils électrocuteurs entourent les principales villes, coupant ainsi la retraite de l’envahisseur.
Corry se rendit ensuite chez Maxwell. Son adjoint le regarda avec réprobation.
— Vous prenez de grands risques, Corry. Rien ne prouve que vos vidoscaphes tiennent le coup.
— Rien ne le prouve, d’accord, mais rien ne le désapprouve non plus. Je joue une grosse carte, Maxwell, je le sais, car le monde entier a les yeux fixés sur nous.
Maxwell tendit un papier à son chef.
— Votre idée a été suivie dans différents pays. En Angleterre, en France, au Canada, des équipes spéciales ont aussi été créées.
— Parfait. La défense s’organise et cette initiative, faisant suite au découragement, montre que les Terriens sont une race tenace et résolue à maintenir sa suprématie sur le globe.
A ce moment, le téléphone grésilla sur le bureau de Maxwell. Celui-ci décrocha.
— C’est pour vous, Corry, dit-il en tendant l’appareil.
— Allô… Oui, ici Corry… Très bien, nous partons immédiatement.
Le visage du fonctionnaire se rembrunit. Une profonde gravité en burina les traits.
— De Philadelphie, on me signale la présence de l’ennemi invisible, malgré la protection des fils électrocuteurs… Eh bien ! au revoir, Maxwell. Souhaitez-moi bonne chance.
Une longue poignée de main s’échangea entre les deux hommes.
— Bonne chance, Corry, dit simplement Maxwell.
La porte claqua. Des larmes brillèrent dans les yeux de Joan.
— Mon Dieu, pourvu qu’il revienne…
Maxwell posa sa main sur l’épaule de sa secrétaire. Son regard était dur.
— Allons, Joan, ne pleurez pas. Du cran. C’est la guerre.